moscou

MOIS DU THEATRE RUSSE
CONTEMPORAIN A PARIS

du 15 novembre
au 22 décembre 2002


Le Monde vendredi 06 décembre 2002


Evgueni Grichkovets, contes intimes

par Brigitte Salino - paru le 06 décembre 2002


L'auteur qui, du temps de l'URSS, faisait de la pantomime dans une ville perdue de Sibérie raconte, à Paris, l'armée et l'amour. C'est fini. Evgueni Grichkovets vient de raconter, dans Comment j'ai mangé du chien, les trois années de service militaire qu'il a passées sur un navire dans sa Russie natale, au début des années Gorbatchev. Maintenant que la salle du théâtre de la Bastille applaudit, il sourit, moins au public qu'à lui-même : il sait qu'il a gagné. Alors, il fait un très beau geste : de sa main, il embrasse le plateau, ce plateau qui l'a fait naître à la parole et voyager à travers le monde, lui, l'enfant de Sibérie, aujourd'hui invité à Riga, Moscou, Londres, Berlin, Vienne, Nancy, Avignon ou Paris, où il présente deux spectacles, Comment j'ai mangé du chien et En même temps, sous l'égide du Festival d'automne et dans le cadre de "Moscou sur scène", une manifestation qui réunit l'avant-garde du théâtre russe, née dans les salles alternatives.
Dans cette galaxie, Evgueni Grichkovets tient le rôle de la star. Chaque pays qui l'accueille le reconnaît d'emblée comme un des siens, parce qu'il est lui. Un homme de 35 ans, souvent comparé à Buster Keaton ou Woody Allen, alors qu'il ressemble à Nanni Moretti. Il a en partage avec le cinéaste italien les lunettes et les cheveux bruns, mais, surtout, ce don si particulier d'avoir l'air de rien tout en étant beau, qui semble réservé à ceux dont on pense qu'ils vont acheter les croissants quand ils retournent dans leur tête des histoires à vous secouer l'âme.
Un jour de mai, à Nancy, Evgueni Grichkovets a raconté comment il en est venu là. Il s'était assis sur une chaise devant l'église dans laquelle il jouait, et cela lui allait aussi bien que la Vespa de Moretti : quand on est né dans une ville perdue de Sibérie, le voyage immobile est aussi naturel que les arbres sans fin qui dénient l'horizon. Cette ville, c'est Kémérovo, dont le dictionnaire Robert nous indique qu'elle est industrielle, de construction récente, et qu'elle comptait 507 000 habitants en 1985. Evgueni Grichkovets reste tout autant laconique : "Dire que Kémérovo n'est pas une belle ville, ce n'est rien dire." Mais encore ? "Le charbon." Et là, il faudrait voir la tête qu'il fait : un terril dessiné par Chaval. Ce sera tout sur Kémérovo, où ses parents, des universitaires scientifiques, sont venus vivre, à 4 000 kilomètres de l'Europe et 4 000 kilomètres de Vladivostok. Evgueni Grichkovets ne sait pas comment, dans cette ville qui est une définition de nulle part, lui est venu le goût du théâtre. Quand il y allait, c'était par obligation, "et c'était très mauvais. Alors on faisait du bruit avec les bonbons". Lui, c'est le silence qu'il va choisir : adolescent, il s'enferme dans sa chambre et il s'entraîne à la pantomime, "un genre très en vogue parce qu'il permet de contourner la censure." Il connaît les noms de Jacques Lecoq et d'Etienne Ducroux, les maîtres, mais il n'en sait guère plus. "Je savais juste que je voulais un homme nu sur le plateau nu."
1985 : Evgueni Grichkovets a 18 ans, il doit faire son service militaire. Pas de chance : lui qui a une passion pour les avions se retrouve sur un bateau. Coincé trois ans en mer, à laver le pont quatre fois par jour, et à se dire à chaque instant qu'il veut rentrer. En trois ans, Evgueni Grichkovets n'a que trois jours de permission. A sa libération, il se sent totalement déconnecté : "Quand je suis parti, Gorbatchev était un jeune leader communiste qui venait d'arriver au pouvoir. Quand je suis revenu, tout avait changé. Je n'avais plus besoin de faire de la pantomime."

"LES MANUSCRITS BRÛLENT TRES BIEN" Alors il étudie, parce qu'il le faut. Il sera philologue. En même temps, il ouvre un théâtre à Kémérovo, avec des amis. Pour lui qui vient de la pantomime, "parler est quelque chose de terrible. L'essence même du mot est incompréhensible". Pourtant, il s'y met. "A la fin des années 1980, beaucoup d'oeuvres littéraires avaient trait au Goulag, ou aux horreurs du service militaire. Je ne voulais pas suivre cette tendance. Les auteurs ne montraient que leurs blessures ou leurs souffrances, et ils se sentaient vexés, en quelque sorte, parce qu'ils n'arrivaient pas à vivre dans le présent. J'ai écrit un spectacle sur ce sentiment de vexation, et j'ai parlé, à ce propos, de "nouveau sentimentalisme". Les critiques ont aimé le terme."
La forme du monologue s'est imposée naturellement à Evgueni Grichkovets après qu'il a écrit une pièce avec des dialogues. "Quand je l'ai apportée au théâtre, j'ai compris qu'il fallait l'analyser. Alors je l'ai détruite. On dit que les manuscrits ne brûlent pas. Ils brûlent très bien." Dès 1995-1996, Evgueni Grichkovets est invité dans différents festivals en Russie. "Mais pour moi c'était il y a mille ans. Dans la période du postmodermisme", dit-il, tranquillement assis sur sa chaise. Et maintenant, c'est quoi ? "C'est la vie."
Car depuis, Evgueni Grichkovets a fait le grand saut, en allant jouer ses spectacles hors de son pays. La première fois, c'était à Londres, en 1999, à l'invitation du Royal Court, où il a présenté Comment j'ai mangé du chien. "Je ne voulais pas de surtitrage, parce que les gens sont comme à Roland-Garros : leur tête ne cesse de bouger de l'écran au comédien. Les Anglais avaient commandé un interprète classique. Ils voulaient que je joue le texte et qu'ils le traduisent. J'ai dit que ce n'était pas possible, parce que je ne suis pas comédien, mais conteur. Les Anglais, qui sont très dogmatiques, ont proposé qu'un comédien me double. Ça ne marchait pas. Alors j'ai décidé de mettre l'interprète sur scène, dans la lumière. Et ça a marché."
Tant et si bien que partout, de la Lettonie à Avignon, la méthode est devenue partie intégrante des spectacles d'Evgueni Grichkovets. Depuis son passage à Londres, il a quitté Kémérovo pour Kaliningrad. "J'ai choisi d'habiter cette ville en 1998, à cause de la Coupe du monde de football. A Kémérovo, il y avait six heures de décalage avec Paris. A Kaliningrad, il n'y a qu'une heure. J'ai vu la finale en direct, et je me suis dit : voilà un bon endroit pour vivre. Kaliningrad est comme une île : on peut avoir une vue extérieure sur la Russie, et en même temps on n'est pas étranger. Cela me va. Et j'aime le fait que tous ses habitants viennent d'ailleurs." Comme à Kémérovo.

Brigitte Salino

Evgueni Grichkovets joue au Théâtre de la Bastille Comment j'ai mangé du chien, jusqu'au 8 décembre, puis En même temps, du 11 au 14 décembre. 76, rue de la Roquette, Paris-11e. Mo Bastille. Tél. : 01-43-57-42-14. "Moscou sur scène" présente six spectacles d'ici au 22 décembre, dans différents théâtres parisiens. Renseignements au 08-20-00-75-75.

Biographie
1966 Naissance à Kémérovo, en Sibérie occidentale.
1999 Il joue "En même temps", au Royal Court de Londres
2000 Il reçoit le Prix innovation au Festival de Moscou, pour "Comment j'ai mangé du chien".
2002 Il est invité pour la première fois à Paris

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© 2002 Gilles Morel - Tania Moguilevskaia
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