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ELENA ISSAEVA

Doc.tor
(Journal d'un médecin de province)


traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Extrait du texte

Tout le monde sur le plateau depuis le début.


LA FORCE DE GRAVITATION

CHIRURGIEN. - Moi, quand j'ai terminé mes études, on m'a affecté à Kaluga. Et de là-bas, on m'a expédié dans un village, Buriatino qu'il s'appelle. A la frontière avec la région de Briansk, c'est-à-dire la région irradiée après Tchernobyl. On m'a exilé là-bas. On avait aucune information à l'époque. Tous les médecins s'étaient barrés. Alors que moi : à la fin de l'Institut, un an d'internat à faire. Médecin interne. Comment dire, un médecin, mais pas tout-à-fait. Un bleu quoi.
C'était un petit hôpital remarquable. Un centre régional, une trentaine de fermes seulement. Une petite ruine. Moi, je suis parti et ma femme était sur le point d'accoucher à Astrakhan. Aucun lien téléphonique de là-bas. Que par la radio. J'arrive là-bas. De la neige jusqu'au cou. Suis un homme du Sud, pas habitué à tout ça. Finalement j'arrive dans cet hôpital, j'entre dans la salle du personnel. Il y a un type, ensuite j'ai appris que c'était un des adjoints du médecin-chef. Il dit.

HOMME. - T'es qui toi ?

CHIRURGIEN. - Chirurgien, je dis.

HOMME. - Comment t'appelles ?

CHIRURGIEN. - Andreï.

HOMME. - Joues à la belotte ?

CHIRURGIEN. - Oui.

HOMME. - Super ! Seras le quatrième !

CHIRURGIEN. - Ils étaient donc là à attendre un quatrième Et une vie assez intense et intéressante a commencé. Je dormais sur la table de radiologie. Ensuite on m'a attribué un lit dans l'hôpital. Je m'étais tellement habitué à la table de radiologie qu'il a fallu que je m'adaptes à un lit normal... Ensuite, j'ai passé le reste du temps dans cette chambre. Probablement trois semaines. Une mission. La nourriture était bien sûr... digne de l'hôpital.

HOMME. - Soupe de harengs. Café d'avoine.

CHIRURGIEN. - Première fois de ma vie que j'en goûtais. J'arrêtais de demander pourquoi vous faites le café avec de l'avoine ? Voilà quoi.

Roman, un de mes partenaires aux cartes était gynécologue. Le spécialiste pour toutes les femmes du village. (La femme sur scène s'active, coquette.) Il en avait tout un harem. Du coup, il était très difficile à trouver. A peu près trois jours mon arrivée, il s'est passé une histoire remarquable. Un appel de la maternité :

FEMME. - Docteur, nous n'arrivons pas à trouver le gynécologue. Est-ce que vous pouvez venir ? Nous avons un accouchement difficile.

CHIRURGIEN. - Ben d'accord. Ben quoi. Suis chirurgien quand même. J'y suis allé. J'arrive. Et bien, une salle avec le sol en béton. Une vieille sage-femme debout. Sur elle, un tablier noir en caoutchouc jusqu'au sol, comme chez le boucher. Sur la tête un bonnet blanc, mais tricoté à la main. Et devant elle, debout, les yeux sortant de la tête, une bonne femme enceinte. Jambes arquées. Pousse. Je dis (A la Femme.) Qu'est-ce qui se passe ici ?

FEMME. - On accouche.

CHIRURGIEN. - Et pourquoi debout ?... (A la salle.) Et là cette sage-femme commence à raconter...

FEMME. - Eh ben c'est la gravitation. Comme quoi la terre, elle attire tout.

CHIRURGIEN. - Un récit époustouflant. Je dis (A la Femme.) : Depuis longtemps ?

FEMME. - Eh bien, une heure et des poussières... On accouche souvent comme ça, mais des fois, c'est vrai, on n'arrive pas à attraper le bébé à temps...

CHIRURGIEN. - Cette pauvre femme enceinte a les yeux qui lui sortent de la tête. Bref, je l'ai allongée sur la couchette. Comme il se doit. Je regarde à l'intérieur... par le siège. Veut dire que l'enfant sort les fesses devant... Et ça, en général c'est un problème. Mais qu'est-ce que j'y connaissais en obstétrique ? A proprement parlé, un cycle de conférences à l'Institut, point. Eh bien, essayons de nous rappeler. Il y a un manuel d'aide à l'accouchement. De Tzovianov ? Bref, on accouche. Elle a une faiblesse d'activité natale. Je l'ai mise sous perfusion, commencé à stimuler. Bref, trois heures on a mis au monde un garçon. Et moi, j'attendais des informations au sujet de ma femme : si elle a accouché ou pas ? Aucun contact. Le garçon allait mal. La pédiatre avait aussi un autre cas complexe, un enfant asthmatique. La pédiatre est une gamine, interne comme moi. Je dis : "Appelle l'avion sanitaire!". Elle l'a appelé.

FEMME. - Arrive la puce. Un petit hélicoptère avec un cul en verre transparent.

CHIRURGIEN. - Et pendant que l'équipe sanitaire court vers l'hôpital, moi, je cours vers l'hélicoptère. J'y suis monté, me suis assis et je dis : "Je ne bouge pas d'ici, amenez-moi à Kaluga". Eh bien, nous avons pris l'enfant et nous nous sommes envolés. C'est la première et dernière fois que j'ai volé dans cette puce. Non seulement là où j'étais assis, le plancher était transparent, sous toi, c'est le vide... Mais en plus j'ai pas eu de casque. Après j'ai continué à vibrer pendant toute une journée et je n'entendais plus rien. Ensuite, j'ai pu entrer en contact et ma mère m'a dit que j'avais une fille. Victoria. C'était il y a quinze ans.

KAMIZIAK ET DJIGLI-OLIVEKRONA

CHIRURGIEN. - Après je suis rentré à Kaluga. Et le chirurgien en chef de la région m'a dit.

HOMME. - Alors, t'as vu le village ?

CHIRURGIEN. - Vu.

HOMME. - Eh ben c'est là que tu vas travailler après ton internat.

CHIRURGIEN. - Allez vous faire...

HOMME. - Quoi ?

CHIRURGIEN. - Ma femme est musicienne, fait ses études au Conservatoire. Et nous avons un bébé. Si ma formation est supérieure, si ma femme est étudiante dans un établissement d'études supérieures, si mon enfant a moins de dix-huit mois, alors automatiquement on doit m'affecter à Astrakhan.

HOMME. - Ah bon... (Il rit.) Compte dessus...

CHIRURGIEN, à la salle. - Ensuite, j'ai cherché le travail pendant quatre mois. Parce qu'il est très difficile de trouver du travail chez nous. Astrakhan, c'est une petite ville. Enfin, relativement. Et puis, elle a son Institut, il en sort une promotion par an. J'ai trouvé du travail dans un dispensaire régional. Il y a un chef-lieu régional, Kamiziak, ça s'appelle.

FEMME. - Un nom romantique.

CHIRURGIEN. - Et dans cette ville de Ka-mi-ziak, j'y ai travaillé trois ans. Une heure de bus de la ville, de la gare routière...

FEMME. - Terrible, parce qu'en été, ce bus chauffait comme dans une chaudière. Et en hiver, une vraie glacière. Printemps, automne, dans la boue. Comme ça pendant trois ans.

CHIRURGIEN. - L'hôpital est bien pour un hôpital de région, un grand bâtiment de cinq étages standard. Dès que je suis arrivé là-bas, pas eu le temps d'y travailler un seul jour, on m'a tout de suite envoyé en mission à l'usine de poissons Kirovski. C'est assez loin de Kamiziak, leur chirurgien était en congés. Et moi, je n'avais encore ni contact ni structure... Bref, j'y suis allé. J'y arrive.

FEMME. - Craignait ?

CHIRIURGIEN. - Si ça craignait ou pas, va savoir. Ce qui craignait le plus bien sûr, c'était l'inconnu. Bref, mon heure avait sonné. Trois jours après mon arrivée, je suis assis, le mec de l'ambulance arrive en courant

HOMME. - Andrei Georguévitch, venez, un homme est passé sous un tracteur !

CHIRURGIEN. - Et qu'est-ce tu veux qu'il y fasse l'Andrei Georguévitch ?

HOMME. - C'est qu'il est encore vivant !

CHIRURGIEN. - Bref. Je cours, saute dans l'ambulance. On arrive. Un champ labouré. Un tracteur, et dans les sillons, un homme. Je descends vers l'homme. A l'homme, lui manque pratiquement une jambe. La deuxième, en bouillie.

HOMME. - Mais il est conscient.

CHIRURGIEN. - Etat de choc, bien sûr. Hyperprofond. Pas de pouls. Pas de pression. (Au tractoriste.) Comment t'appelles ?

HOMME. - Kolia Melentiev.

CHIRURGIEN. - Je m'en rappellerai toute ma vie, Kolia Melentiev. Le mec a dans les cinquante ans, cinquante ans à peine.

HOMME. - Tractoriste. Boit sec. Un coup le matin pour se remettre de la veille, comme beaucoup... Et... mis le tracteur sur le pilote automatique, a glissé du siège et le tracteur lui est passé dessus en plein dans la boue. Son propre tracteur.

CHIRURGIEN. - Bref, que faire ?



 

 

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