TRADUCTION PUBLIEE

 


IVAN VIRIPAEV

DANSE "DELHI"

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Pièce N°4
Avec calme et attention



LE RIDEAU S’OUVRE

Pièce réservée aux familles dans un hôpital municipal. Dans la pièce, une banquette et un fauteuil en plastique. Quelques posters publicitaires pour un médicament anti-allergique sont accrochés aux murs. Andrei est assis dans le fauteuil. Entre l’infirmière.

INFIRMIERE. J’ai, malheureusement une très mauvaise nouvelle pour vous. La malade est condamnée. Le docteur a tenté tout ce qui est possible, mais il n’y a plus d’espoir. Si je veux être franche jusqu’au bout, et bien sûr je suis en train de violer l’éthique médicale, je dois dire qu’en fait, elle est déjà morte en réalité. La mort est survenue, il y a dix minutes. Les médecins rédigent en ce moment le rapport médical. Vous n’allez apprendre officiellement la nouvelle qu’après le déjeuner. Je vous prie de ne pas me dénoncer, s’il vous plaît, parce que c’est sur votre demande que je le fais, pour vous.

Pause.

INFIRMIERE. Je regrette infiniment.

Andrei regarde l’infirmière, puis comme s’il venait de se souvenir de quelque chose, glisse la main dans la poche de son pantalon, en sort un billet de cent dollars qu’il tend à l’infirmière.

ANDREI. Voilà, prenez, comme convenu. Merci.

L’infirmière cache l’argent dans son soutien-gorge, sous sa blouse d’uniforme.

INFIRMIERE. De rien.

L’infirmière s’apprête à partir.

ANDREI. Asseyez-vous s’il vous plaît. Restez un peu avec moi.

INFIRMIERE. Bon, d’accord, je peux. Seulement... Excusez-moi si je parle à nouveau de ça... Mais... si le docteur apprend que je vous ai raconté avant l’heure. Et si on apprend que je l’ai fait en plus contre de l’argent, eh bien... Je serai virée.

ANDREI. Personne ne saura, je vous promets. Pouvez-vous rester avec moi un petit peu, je ne veux pas être seul.

INFIRMIERE. D’accord, d’accord. Voyez, je suis avec vous. Je regrette infiniment ce qui est arrivé. C’était une femme encore si jeune. Si belle.

ANDREI. Vous avez entendu un jour parler d’une danse qui s’appelle Delhi ?

INFIRMIERE. Delhi ? Non. Je crois qu’il y a une ville qui s’appelle Delhi . N’est-ce pas la capitale de l’Inde ? Est-ce qu’il y a un quelconque rapport avec la danse dont vous parlez ?

ANDREI. Direct. C’est sa danse . C’est elle qui l’a inventée. Ou bien, comme elle me l’a dit un jour, reçue. Elle a reçu cette danse et après elle est devenue célèbre.

INFIRMIERE. Donc, elle était danseuse ?

ANDREI. Je suis danseuse. Je suis danse. Je suis la fin de la danse.

INFIRMIERE. Vous prononcez des mots étranges.

ANDREI. Sa danse est également très étrange. Quelque chose d’inhabituel. Quelque chose de magnifique qui effraie. Quand tu réalise ce que tu regardes, tu prends peur, et ensuite… Ensuite tu décides de t’abandonner à la sensation qui t’envahit… et alors le monde entier se retourne la tête en bas ! « Il faut perdre le monde pour le retrouver », je ne me souviens plus qui a dit ça, mais c’est de sa danse que ça parle.

INFIRMIERE. Pourquoi elle l’a appelé Delhi ?

ANDREI. Parce qu’elle est allée un jour en Inde, pendant une tournée avec le Théâtre d’Opéra et de Ballet dans lequel elle travaillait comme danseuse. Et là-bas, à Delhi, elle s’est retrouvée dans un endroit qui s’appelle « Main Bazar ». C’est la quintessence de la tragédie humaine. Des mendiants infirmes, la crasse, des conditions insanes, mais en même temps, on y vend de la nourriture chaude partout, des carcasses d’animaux et des oiseaux sont pendus en pleine chaleur, quarante degrés, il y règne une odeur insupportable. Les gamins découpent avec des pièces de monnaie affûtées les sacs des touristes, on vend des vêtements et des bijoux contrefaits. Elle a vu la terre couverte de morve et de vers. Partout, des cris et des gémissements, les klaxons des voitures et un rire atroce. Bref, elle s’est retrouvée en enfer. Et alors son corps a été soudain comme transpercé par une douleur forte et aiguë. La douleur l’a littéralement pétrifiée. Elle-même n’était plus que douleur, douleur infinie. Et voilà que près d’elle, apparaît un marchand de viande grillée. Dans les cendres rouges de son brasero en flammes, il y avait un morceau de fer chauffé à blanc, probablement un tisonnier pour remuer les cendres, mais Katia appelle ça simplement morceau de fer. Et donc, sans même comprendre ce qu’elle faisait, elle a attrapé ce morceau de fer et l’a posé contre son cœur. Elle s’est brûlé la poitrine en s’infligeant une brûlure incroyablement profonde. Ensuite, elle a perdu connaissance, on l’a amenée à l’hôpital. Longtemps, on l’a soignée, on a tout fait pour qu’elle revienne à elle. Parce qu’elle avait, en plus de la brûlure, subi un terrible choc nerveux. Elle a quitté le théâtre. S’est longtemps soignée. Et voilà qu’une nuit, presque déjà à l’aube, elle rêve d’une danse. Elle rêve de quelqu’un qui danse cette danse. Et ensuite elle comprend que ce quelqu’un et la danse elle-même sont une seule et même chose. Et que c’est d’elle-même qu’il s’agit. Et quand Katia s’est enfin réveillée, elle s’est souvenue nettement de nombreux mouvements de cette danse, et elle se souvenait du nom de cette danse : « Delhi ». Et voilà que le matin même, dans sa chambre, Katia a commencé à créer sa danse inimitable. Elle m’a raconté que toutes les scènes horribles qu’elle a vécues au marché de Delhi surgissaient dans son imagination : les mendiants, le fer chauffé à blanc, les infirmes, la crasse, mais le mouvement de sa danse devenait à cause de cela toujours plus magnifique. Ainsi est née cette danse : cette célébration de la crasse et de l’horreur. C’est un hymne à la laideur et à la tragédie humaine. C’est une danse qui dit au monde que l’horreur et la douleur n’existent pas, et que n’existe que la beauté de la danse. Que tout est danse.

INFIRMIERE. Et alors, Auschwitz c’est aussi de la danse ?!

ANDREI. Mais pourquoi vous ramenez Auschwitz ?

INFIRMIERE. Parce que là-bas, les nazis ont fait périr des milliers d’enfants juifs.

ANDREI. Mais qu’est-ce que les enfants juifs viennent faire ici ?

INFIRMIERE. Et bien, selon vous, ce serait aussi de la danse ?

ANDREI. Intéressante, la rapidité de votre réaction. Je n’ai même pas eu le temps de tout expliquer jusqu’au bout. Avez-vous des parents qui sont morts à Auschwitz ?

INFIRMIERE. Non. C’est juste un exemple que je donne, le premier qui m’est venu en tête.

ANDREI. Intéressant, pourquoi est-ce que c’est précisément Auschwitz qui le premier vous est venu en tête ?

INFIRMIERE. Si j’ai dit quelque chose de travers, eh bien je vous prie de m’excuser. C’est juste que quand vous avez commencé à dire que la douleur et l’horreur sont une danse magnifique, je me suis rappelé en premier d’Auschwitz comme d’un symbole de la douleur et de l’horreur.

ANDREI. Je ne pourrai pas vous transmettre avec des mots le sens et l’essence de la danse « Delhi ». Pour le comprendre il faut voir la danse. Je peux seulement vous dire ce que j’ai compris moi-même quand je l’ai vu pour la première fois. C’était à Kiev. J’ai compris, où plutôt, j’ai ressenti avec tout mon être, que … Que, comment je dirais ça… euh… Qu’il est important de permettre à tout d’être comme il est. Il est important de permettre à tout de simplement être.

INFIRMIERE. Dans quel sens ? Est-ce que tout n’est pas déjà ?

ANDREI. Dans le sens que tout est comme il est. Et tout cela doit tout simplement être. Il faut tout simplement autoriser tout cela à être. Ne rien interdire. Euh… J’ai du mal de trouver les mots justes. Pas dans le sens de supprimer les interdictions, mais pour que les interdictions soient elles aussi. En un mot, il faut à l’intérieur de soi autoriser à être tout ce qui se passe partout et toujours. Et que tout reste à sa place. Que tout reste comme il est.

INFIRMIERE. Et pour Auschwitz ?

ANDREI. Qu’Auschwitz reste aussi à sa place. Que tout soit là où il est.

Pause.

INFIRMIERE. Et ça fait longtemps que votre femme a inventé cette danse ?

ANDREI. Pourquoi ma femme ? Cette danse, n’a pas été inventée par ma femme, ce n’est pas de ma femme que je parle mais d’une toute autre femme.

INFIRMIERE. Oh. Ce n’est pas ce que j’avais compris. Je pensais qu’on parlait de votre femme. Excusez-moi, mais c’est pourtant votre femme qui est allongée là-bas, c’est à elle que c’est arrivé….

ANDREI. Oui. C’est à elle que c’est arrivé… Et moi, je parlais d’une autre femme. D’une grande danseuse parce que sa danse me donne les forces de percevoir ce monde et de vivre dedans.

INFIRMIERE. Dans ce cas est-ce que je pourrais vous poser une question directe ?

ANDREI. Non. Je ne sais pas. Bon, posez là.

INFIRMIERE. Seulement, ne vous fâchez pas contre moi, je vous en prie. Le fait que votre femme a mis fin à ses jours, cela aussi doit, donc, rester à sa place ? Que cela soit aussi comme il est ? C’est aussi la « Danse Delhi », c’est ça ?

Pause.

ANDREI. Je suis coupable.

INFIRMIERE. Bon, bon, excusez-moi. Je n’aurai pas dû demander.

ANDREI. Vous avez demandé, je vous ai répondu.

INFIRMIERE. Excusez-moi.

ANDREI. Je suis coupable de ce qui est survenu à ces enfants juifs à Auschwitz. Je les ai tous réduits en poussière et j’ai fabriqué avec du savon pour ma salle de bain. Heil Hitler !

Andrei se lève et tend la main devant lui.

ANDREI. Heil Hitler ! Voila ma danse ! Heil Hitler ! Voilà ma danse !

Andrei lance la main en salut nazi.

ANDREI. Voilà ma danse ! Heil ! Heil, Heil !

INFIRMIERE. S’il vous plait, arrêtez. Ici on n’a pas le droit.

ANDREI. Voilà ma danse. Heil, ma danse. Je suis coupable de tout, voilà ma danse !!!

Entre une femme âgée.

FEMME AGEE. Andrucha, vous devez vous calmer. Andrei ! Et si vous veniez ici me voir.

La femme âgée s’approche d’Andrei, le remet sur ses pieds, l’enlace. Ils se tiennent enlacés. Andrei pleure sur l’épaule de la femme âgée.

FEMME AGEE. Bon, bon, bon. Je suis avec toi. Avec toi. J’ai bien senti qu’il fallait que je passe ici. Bon, c’est fini, c’est fini, calme-toi. Il faut se munir de courage et de patience. Tout cela finira.

La femme âgée s’adresse à l’infirmière.

FEMME AGEE. Mademoiselle, laissez-nous seuls, d’accord ?

INFIRMIERE. Oui, oui, bien sûr, excusez-moi.

L’infirmière sort. La femme âgée conduit Andrei vers le divan, ils s’assoient sur le divan, Andrei a posé sa tête sur l’épaule de la femme âgée, il sanglote comme un petit garçon.

FEMME AGEE. Tu dois la laisser partir. Il faut que tu la laisses partir. Je sais, ce n’est pas simple pour toi, mais il faut le faire. Ouvre ton cœur, donne lui la possibilité de s’envoler vaquer à ses ocupations. De toute façon, elle n’est plus avec toi. Elle n’est plus la même. Celle que tu connaissais n’est plus là.

ANDREI. Elle est morte.

FEMME AGEE. J’ai compris, oui.

ANDREI. Je suis coupable de tout.

FEMME AGEE. Il est temps déjà d’arrêter de chercher le coupable. Il est temps déjà de devenir adulte. Il est temps pour nous tous de devenir adulte. Il est temps pour nous tous d’arrêter de chercher le coupable. C’est le premier signe de l’âge adulte : arrêter de chercher le coupable.

ANDREI. Et Auschwitz alors ?

FEMME AGEE. Quel Auschwitz ?

ANDREI. C’est l’endroit où l’on fabriquait du savon d’enfants juifs ?

FEMME AGEE. Mais qu’est-ce que les enfants juifs et le savon viennent faire ici ?

ANDREI. Ben, c’est juste un exemple que j’ai donné, le premier qui m’est venu en tête.

FEMME AGEE. Intéressant, pourquoi est-ce que c’est précisément Auschwitz qui t’est venu en premier  en tête ? As-tu des parents qui sont morts à Auschwitz ?

ANDREI. Non. Mais il y a bien un coupable pour ce qui s’est passé là-bas ? Qui est coupable ? Je veux savoir s’il y a des coupables dans le monde ou pas ? Voilà la question essentielle ? Y a t il des coupables dans le monde ?

FEMME AGEE. Il faut laisser filer, Andrei. Tu comprends, simplement rassembler son courage et laisser filer. C’est cela le sens commun. C’est cela la libération. Car elle ne t’appartient plus. Celle que tu as connue n’existe plus. Elle est morte. Laisse-la partir et tout le monde sera soulagé. Et toi, et elle, et les enfants juifs.

ANDREI. Dis-moi, suis-je coupable de sa mort ?

FEMME AGEE. Il faut simplement arrêter d’être un enfant. Il faut devenir adulte. Te souviens-tu comment commence sa danse ? D’abord une infernale douleur, l’insupportable douleur qu’on éprouve pour tous les souffrants de cette terre. Cette douleur est à l’image du morceau du fer serré contre sa poitrine. Ensuite, vient une longue séquence d’acceptation. D’acceptation universelle et de la douleur, et de l’horreur, et de la tragédie. Ensuite, vient la partie essentielle de la danse : la beauté. Tout ce qui est accepté, toute notre culpabilité devient beauté. Notre culpabilité se transforme en un ornement divin. Et ensuite, vient la partie finale. Seigneur, quelle bonne femme géniale c’était tout de même d’avoir pu créer une danse aussi inimitable dans sa beauté et dans ses sens.

ANDREI. Je peux le sentir uniquement quand je la vois danser. C’est seulement à côté d’elle que je n’ai pas envie de poser cette question « qui est coupable ? ». Et quand elle n’est pas là, je recommence à douter de tout. Et ce maudit Auschwitz me revient en tête.

FEMME AGEE. Elle n’existe plus. Laisse-la partir, Andrei. Tu as ta propre vie, elle a la sienne. Elle a fait son choix, d’elle-même. Personne n’en est coupable. Il n’y a personne à rendre coupable. Laisse-la partir. Imagine que tu signes des documents pour accorder à tes employés un congé supplémentaire. Chacune de tes signatures au bas du document est un congé pour un employé. Signe-lui son congé. Laisse partir, elle, les enfants juifs, et les morceaux du fer chauffé à blanc, que tout cela parte en congé. Que tout cela s’envole. Que tout s’envole.

Entre l’infirmière.

INFIRMIERE. Excusez-moi, s’il vous plaît. Mais il faut signer ces documents. Je comprends, ce n’est pas simple pour vous en ce moment, mais il est vraiment nécessaire de le faire. Voilà, lisez et signez. Il faut signer chacun des documents. Signature en bas.

L’infirmière donne les papiers à Andrei. Andrei lit. Il signe un papier après l’autre. Lentement, il pose sa signature en bas de chaque feuillet. La femme âgée pleure, assise dans un coin. Andrei signe les papiers, l’un après l’autre.

LE RIDEAU SE REFERME

LES ACTEURS ENTRENT SUR L’AVANT-SCENE ET SALUENT LE PUBLIC


solitaires


Danse "Delhi"
Collection Bleue
112 pages - prix : 13.00 €
Date de parution : Mars 2011
ISBN 978-2-84681-308-2



henschel Titulaire des droits :
henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH
Agent de l'auteur pour l'espace francophone :
Gilles MOREL |


 

genese





Découpage

Pièce N°1
Chaque mouvement
Pièce N°2
A l’intérieur de la danse
Pièce N°3
Ressenti par toi
Pièce N°4
Avec calme et attention
Pièce N°5
Et à l’intérieur et à l’extérieur
Pièce N°6
Et au début et à la fin
Pièce N°7
Au fond et à la surface du sommeil




Personnages

Alina Pavlovna
Andrei
Catherine
Femme âgée
Infirmière
Olga





viripaev

Ivan Viripaev, juin 2009







la colline

Création de DANSE "DELHI"
mise en scène Galin Stoev
au Théâtre National de la Colline
04 mai > 01 juin 2011






cnt



Cette traduction a reçu le soutien
du Centre National du Théâtre
dans le cadre du dispositif
d'aide à la création
novembre 2010































danse delhi

TANETS DELI (DANSE"DELHI")
Film Fiction – 95 min
réalisation Ivan Viripaev
au F.I.F. di Roma - nov. 2012

fullversion



 

     IVAN VIRIPAEV / TEXTES en traduction française




 

     IVAN VIRIPAEV / SPECTACLES sur les scènes francophones saisons 2020/21/22




 

     IVAN VIRIPAEV / SPECTACLES sur les scènes francophones saisons précédentes




 

     IVAN VIRIPAEV / SPECTACLES sur les scènes dans le monde




 

     IVAN VIRIPAEV / FILMS sur les écrans




 


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